Entrevue par Artsvi Bakhchinyan
Սոյն հարցազրոյցը ֆրանսահայ պատմաբան, հայագէտ Մաքսիմ Եւատեանի հետ կատարած է հայրենի պատմաբանասէր, հայագէտ Արծուի Բախչինեանը։ Լիոնի Կաթողիկէ համալսարանէն Մաքսիմ Եւատեանը Ֆրանսայի մէջ հայագիտութեան ջահը վառ պահողներէն է։ Կը զբաղի Հայաստանի հին եւ միջնադարեան պատմութեան ուսումնասիրութեամբ։ Մեծ արժէք ունի 2006-ին իր հիմնած «Հայաստանի աղբիւրներ» մշակութային ընկերութիւնը, որ ֆրանսերէնով լոյս ընծայած է կարեւոր հայագիտական հատորներ։
Maxime K. Yevadian est un historien spécialiste de la culture arménienne ancienne et médiévale. Né à Fréjus (France) en 1979, Maxime K. Yevadian est titulaire de la Chaire d’arménologie à l’Université Catholique de Lyon. Il travaille sur la christianisation de l’Arménie et, plus généralement, sur l’Arménie ancienne et médiévale. En 2006, il a co-fondé les « Sources d’Arménie » (sourcesdarmenie.com), une association culturelle dédiée au développement de la culture arménienne en Occident, et en particulier en France. L’association poursuit deux buts : des publications, qui permettent d’offrir des synthèses de niveau universitaire à un public d’expression francophone et relatives à cette culture millénaire, et puis la formation, destinée à un large public, avec un intérêt pour les écoles primaires, secondaires, pour les étudiants et les adultes, d’une manière qui est sans équivalent en Europe occidentale.
Parmi les œuvres publiées de Maxime K. Yevadian dans les « Sources d’Arménie », on trouve : «Dentelles de pierre, d’étoffe, de parchemin et de métal, Les arts des chrétiens d’Arménie au Moyen Âge, la grammaire ornementale arménienne» (2006), «Christianisation de l’Arménie» (2 volumes, 2007-2008), et avec Alexandre Siranossian «Les Métamorphoses de Tigrane, L’épopée arménienne dans le théâtre classique et l’art lyrique» (2014), etc.
J’ai rencontré Maxime plusieurs fois en Arménie et également à Venise, et nous gardons contact, partageant des intérêts académiques…
— Cher Maxime, dans la plupart des cas les nouvelles générations d’Arméniens français sont pour l’essentiel assimilées, mais vous êtes très branché sur votre héritage arménien. Comment cela se fait-il ?
— Comme tu le sais, cher Artsvi, je ne suis pas sociologue et j’essaie de m’appliquer la sentence d’Épicure, appliquer et de ne pas me préoccuper de ce qui ne dépend pas de moi. Ces questions d’assimilation sont-elles bien posées ? Ce qui est sûr, c’est que cela correspond à une attitude forcée par les États européens modernes et à une certaine idée de la citoyenneté. Les Arméniens qui ont été de grands serviteurs de la République Française et en temps de guerre (Groupe Manouchian) et en temps de paix (Aznavour et Devedjian), n’ont-ils-pas le droit de continuer à être ce qu’ils sont ? D’ailleurs, un vieux peuple comme le nôtre a vu passer sur la scène de l’histoire de nombreuses Républiques… Contemporains de la fondation de la démocratie athénienne, ils ont négocié avec la République romaine sur un pied d’égalité politique; avec les Républiques italiennes, ils ont mené des négociations économiques dont les chiffres donnent le vertige; avant même que les États-Unis d’Amérique aient voté leur Constitution en 1787, un Arménien, Hakob Chahamirian en Inde avait publié, dès 1774, la constitution de la future République parlementaire d’Arménie (un texte passionnant et récemment traduit et étudié par Satenig Batwagan Toufanian!) et verrons encore, je ne crains, le déclin et la chute des démocraties occidentales… À l’inverse, je suis avec joie, ce que nous attendions tous depuis une génération, la mise en place d’un État démocratique en Arménie, une chance et un espoir pour toute l’Eurasie! En fait, la question est pour chacun où qu’il vive, d’accepter d’être ce qu’il est, d’accepter la possession d’un héritage millénaire fabuleux permettant de comprendre les mutations de notre monde : l’essor normal de la Chine et de l’Inde, les convulsions mortifères de l’Islam, l’autocentrisme suicidaire de l’Occident, etc. En bref, hier comme aujourd’hui, être Arménien, c’est résister à la médiocrité ambiante, beau programme, non ?
— Très beau ! D’où venaient vos ancêtres et comment les retrouve-t-on en France ?
— Disons que sur quatre arrière-grands-parents, je suis issu de deux orphelins de la région de Kharpert, d’un paysan de Mouch devenu combattant de la Légion arménienne, en Syrie, et d’une famille sauvée par miracle de la région de Sivas. Un destin arménien tragiquement classique… Mais comme le disait Nina Garsoïan, une des meilleures historiennes actuelles de l’Arménie antique et médiévale et une grande amie, Dieu n’a pas créé le peuple arménien le 23 avril pour l’immoler le 24 sur l’autel du génocide. Au contraire, je suis comme tout Arménien issu d’une lignée chrétienne depuis quelques 70 générations et qui durant 60 générations a résisté à la conversion à l’orthodoxie byzantine ou à l’Islam alors que cette conversion aurait permis une vie plus aisée et agréable dans les métropoles de l’époque, plutôt que de souffrir de rudes hivers du haut plateau… Et pourtant, ce petit peuple indiscipliné et têtu a eu dans ses échanges continus avec ces grands empires, et plusieurs autres, une contribution que les spécialistes ont tort de négliger. C’est cette perspective, qui n’est ni doloriste, ni misérabiliste que je souhaite transmettre à mes enfants, Krikor et Méliné, en plus de la langue de leurs ancêtres pour leur permettre de mieux comprendre de monde compliqué dans lequel ils auront à vivre…
— Nul doute que des gens comme vous transmettront l’identité nationale à la prochaine génération … Comment l’idée de fonder « Sources d’Arménie » vous est-elle venue ?
— En fait, c’est le prolongement de la même idée. Pour le grand public occidental, les Arméniens c’est le génocide… N’est-ce pas un peu court ? De plus, obnubilé par le traumatisme de 1915 les arménologues travaillent essentiellement autour de l’histoire contemporaine des Arméniens, surtout aux USA, ce qui est sans doute nécessaire, mais insuffisant. Je suis le premier à me battre pour que justice soit faite au peuple arménien, et pas seulement dans le cadre trop limité d’une reconnaissance du génocide. Essayer de faire pression pour que les Turcs reconnaissent un génocide qui les a enrichis et a permis une forme de modernisation partielle de leur pays, pensent-ils, c’est mal connaître ce peuple et se mettre en situation de subordination vis-à-vis de leurs dirigeants qui sont parmi les plus fins diplomates au monde. Par contre, il serait judicieux de leur expliquer que leur pseudo-modernisation a été un large échec et s’ils avaient su moderniser véritablement leur société et donner aux minorités les mêmes droits que les musulmans cet État serait une des toutes premières puissances mondiales aujourd’hui… Au lieu de cela, elle se traine au-delà de la 20ème place, leur société est et demeure d’une grande violence qui s’est retournée contre les familles et entre les groupes sociaux faute de minorité à violenter. C’est sur cette violence qu’il faudra un jour travailler pour la dépasser. D’où vient-elle cette pulsion de mort qui amène les Turcs à ce degré de violence entre les hommes, contre les bâtiments (églises, monastères, etc.) et la nature elle-même ? C’est, je pense, une conséquence directe de la situation des Touraniens en Asie centrale qui, durant des siècles, ont servi de chair à canon lors des guerres entres de grands royaumes comme l’empire tibétain et la Chine et divers royaumes. Lors de ces luttes continuelles hommes, femmes et enfants étaient vendus comme esclaves à vil prix. Cette situation d’insécurité permanente a façonné le caractère collectif de ce peuple qui cherche à faire table rase du passé et asseoir sa domination et sa sécurité sur le sang et la violence. C’est illusoire et il leur faudra, un jour, affronter cette situation.
Quant aux Arméniens, il leur faut sortir de la « nasse émotionnelle » du traumatisme, pour construire un avenir personnel et collectif. Pour cela, la connaissance du passé vécu comme un formidable héritage et la vie spirituelle intense qui les caractérise sont d’une aide précieuse. De fait, en France et nulle part dans le monde hors d’Arménie, je pense, il n’y avait de « marché » au sens économique du terme pour des livres sur la culture arménienne qui ne soient pas des résumés ou qui ne traitent pas que du génocide et du traumatisme. Qui dit, pas de marché, dit pas de série d’éditions possibles. Du coup, soit il fallait se résigner, soit il fallait fonder un lieu pour faire exister des ouvrages d’un haut niveau d’exigence universitaire. De plus, Sources d’Arménie nous a permis de publier des livres d’une qualité matérielle inédite en Europe pour le livre arménien. Cette initiative a probablement déplu et même choqué certains milieux, peut-être habitué au misérabilisme… Peu de lecteurs sont arrivés au bout de mes 840 pages sur la christianisation de l’Arménie, mais cette étude a joué son rôle dans l’évolution de l’historiographie, c’est l’essentiel.
— Qui sont vos soutiens ?
— Nous sommes un petit groupe conscient des enjeux de notre monde dans ses diverses dimensions. Cela nous a permis de publier un livre par an, en moyenne depuis plus de 10 ans, de refonder et développer la Chaire d’Arménologie qui existe au sein de l’Université catholique de Lyon, depuis 1987 et plus récemment de contribuer à la fondation d’une Chaire de recherche sur l’Eurasie, dans la même université. Par exemple, Rouben Malians a mis à disposition un des entrepôts de sa chaîne de restaurants pour stocker nos livres, un entrepôt construit aux dimensions d’une moissonneuse batteuse…
De plus, nous avons rencontré et été soutenus par de belles personnalités comme Zaven Yegavian, le directeur du département des communautés arméniennes, puis son premier successeur Astrig Tchamkerten, qui nous a permis de développer un programme pour les écoles de la diaspora, le Campus numérique arménien, ou le mécène genevois Vahé Gabrache qui allie, fait rare, une grande sensibilité arménienne, une volonté d’action et une compétence financière de très haut niveau ! Nous avons été également reconnus et soutenus par les responsables de la région Auvergne-Rhône-Alpes tant sur la partie arménienne avec nos divers programmes que sur la partie pôle d’excellence universitaire sur Chaire de recherche sur l’Eurasie.
Enfin et surtout, j’ai eu l’immense plaisir de rencontrer des dizaines d’universitaires de très haut niveau qui m’ont permis de me forger une expertise et d’acquérir un degré d’exigence réels. J’ai déjà parlé de Nina Garsoïan avec qui nous avons passé des journées à travailler sur le nakhararoutiun (dynasticisme arménien) ; l’historien de l’empire romain, Yves Roman, et mon professeur à Lyon II qui a une vision lumineuse de l’essor de Rome comme pôle de civilisation et m’a beaucoup appris sur ce monde romain et nous échangeons toujours sur ces questions depuis près de 20 ans; l’architecte Mourad Hasratian qui, à l’époque où j’étais étudiant, m’a accompagné visiter des dizaines d’églises paléochrétiennes d’Arménie ce qui a fortement contribué à ma connaissance de cet art extraordinaire; le spécialise de la liturgie arménienne, le Père bénédictin Charles Renoux qui a révélé le lien intime et direct avec la liturgie arménienne de Jérusalem, les spécialistes de la patristique que sont Michel van Esbroeck et Bernard Outtier qui m’ont soutenu et orienté quand je travaillais sur la christianisation de l’Arménie; je dois aussi citer Lilith Zakarian et Erna Shirinian deux grandes chercheuses du Maténadaran d’Erevan devenues des amies, ainsi qu’Anelka Grigoryan l’ancienne directrice du Musée d’Histoire de l’Arménie qui connait admirablement les fonds de son institution et, bien sûr, ma directrice de thèse Armenouhi Drost-Abgaryan, sans qui je ne serais pas sorti de mes dix années de travail doctoral… Parmi ces belles rencontres je dois aussi citer, Marie, ma femme, qui a su accepter ce demi-fou ou passionné acharné de travail que je suis…
— Je suis vos publications avec admiration. Combien d’ouvrages avez-vous publiés jusqu’à maintenant ?
— Disons, pour commencer, que chacune de nos publications essaie d’apporter un renouvellement sur une question déjà connue ou d’élargir le champ des études arméniennes sur une nouvelle question. Pour ce faire, un intérêt a toujours été apporté à l’édition des sources et leurs commentaires. D’une certaine manière tu pourrais penser que j’ai passé ma vie à constituer des corpus, des inscriptions et des textes ou des monnaies et de les exploiter.
En 2006, lors de l’Année de l’Arménie en France, j’ai été invité à accompagner le conservateur du Musée de la miniature de Montélimar, C. Courbère, à organiser une exposition sur l’art sacré de l’Arménie et sa symbolique. J’ai fait don de mon salaire à Sources d’Arménie pour imprimer son premier livre qui est une synthèse sur cet art. Mon idée était de faire un point sur ce que nous pouvons affirmer sur la réalité de la tradition artistique arménienne, sur son essor et ses liens avec les autres traditions artistiques d’Orient et d’Occident. Puis, après ce livre qui est une sorte d’introduction générale, il faudra publier des synthèses sur les principaux types d’art : architecture, khatchkar, miniatures et tapis. Seul le volume sur l’architecture a été publié à ce jour. En 2010, Mourad Hasratian a publié une formidable synthèse d’une grande fulgurance et d’une rigueur admirable! J’ai continué sur cette lignée, personnellement, en publiant récemment une étude en allemand sur les liens entre l’architecture du temps de Charlemagne et l’Arménie avec un accent sur la cathédrale d’Aix-La-Chapelle dont l’inscription dédicatoire devrait être :
Insignem hanc dignitatis aulam,
Karolus caesar magnus instituit,
Egregius Odo Magister, [venit
De montem Araratam], explevit.
Charles, le grand empereur, a édifié
ce temple remarquable prestige
l’excellent maître Odon,
qui vint du Mont Ararat
en a mené la construction à bien
Actuellement, je travaille sur la structure symbolique des églises qui, à partir du IVe siècle, reprennent la structure quaternaire du Temple de Jérusalem et dont les premiers exemples se rencontrent en Arménie.
Le principal domaine que j’ai travaillé depuis mes premières années à l’Université d’Aix-en-Provence est l’origine du christianisme en Arménie, depuis ma maîtrise d’histoire en 2003-2004 et mon séjour au Saint Nerses Armenian Seminary de New-Rochelle – New York grâce à l’invitation d’Abraham Terian et de Daniel Findikyan qui m’ont fait beaucoup progresser dans la compréhension de la théologie arménienne. Ainsi, en 2007, nous avons publié un premier volume sur les origines de l’Église arménienne au milieu du IIIe siècle, puis l’année d’après le tournant majeur : l’œuvre de saint Grégoire l’Illuminateur qui permit, pour la première fois au monde, au christianisme de devenir durablement la religion officielle et unique d’un État alors que les grands empires de l’époque le persécutaient. Cet événement est un seuil majeur, une rupture conceptuelle, surtout si on le place dans la chronologie véritable : vers 295, et pas 300 ou 301 qui est une date à valeur théologique à l’origine, ni 314 qui repose sur des erreurs philologiques et historiques. Outre la réunion de quelques 250 textes, j’étudie longuement la question sur la date de la conversion sans trop souligner la portée « politique » de certaines. Mais soyez sûr que ceux qui vous parlent de 314, soit ne connaissent pas le dossier, soit ont des arrières-pensées non scientifiques… Ce travail sur les origines du christianisme m’a amené dans deux directions : le lien à Jérusalem qui est relativement bien étudié et la mission prédicatrice des prélats arméniens qui l’était bien moins. Donc c’est le sujet qu’il fallait étudier. J’ai travaillé depuis le début des années 2000 sur plusieurs saints arméniens venus évangéliser l’Europe, dont Servatius de Tongres – Maastricht. Armand Tchouhadjian a publié un volume en 2010 qui est une synthèse sur ces Arméniens venus évangéliser puis voyager en Europe, puis est paru, en 2010, un volume sur Grégoire de Tallard et un autre l’année suivante sur Servatius de Maastricht. Plusieurs volumes sont en préparation pour la période de l’antiquité chrétienne et pour le moyen-âge. J’ai réuni un matériau important dont j’ai fait le thème de ma thèse de doctorat, soutenue à Halle-Wittenberg, en 2017, grâce à Armenouhi Drost-Abgaryan et Cornelia Horn. L’autre direction de la prédication chrétienne est l’Eurasie jusqu’en Inde et en Chine. Cette recherche m’a mené sur les routes de la soie. Une immense recherche passionnante et à peu près désertée par les arménologues, alors que les Arméniens ont continuellement entretenu des relations étroites avec ces cultures eurasiatiques. Cette étude si importante aujourd’hui a abouti à la fondation d’une Chaire de recherche sur l’Eurasie (https://www.ucly.fr/la-recherche/les-8-poles-de-recherche/cultures-langue-imaginaire/chaire-eurasie/) qui développe ses travaux dans cette direction avec de nombreuses coopérations internationales.
Nous avons également publié des recueils d’articles thématiques. En 2010, en France, il y a eu une saison turque suite à l’année de l’Arménie (2006). Dans la programmation, le gouvernement turc a appliqué sa grille de lecture kémaliste et primaire, où tout ce qui est ottoman est turc, ce qui est de la pure idéologie… De ce fait, j’ai invité plusieurs spécialistes à traiter de certains sujets sur l’apport de la minorité arménienne au rayonnement ottoman et me réservant la question de l’architecture et des architectes arméniens. Ce fut un beau volume, traduit, dès 2011, en turc chez un éditeur académique, grâce à la Fondation C. Gulbenkian. Puis en 2017, il fallait célébrer dignement le 300ème anniversaire de la fondation de la Congrégation des Pères Mékhitaristes par Mékhitar de Sébaste (1676–1749). Ces Pères catholiques arméniens ont joué un rôle essentiel dans la transmission de la modernité européenne au peuple arménien alors écrasé par la nuit turque, mais aussi dans le développement de l’étude de la langue arménienne occidentale moderne et encore à l’essor des écoles en diaspora. Mes relations cordiales avec Mgr. L. Zekiyan, le délégué pontifical pour cet ordre, nous ont permis d’organiser une série d’articles publiés dans les Nouvelles d’Arménie durant l’année 2017 puis réunis dans un très beau volume ainsi que trois journées d’étude en France, notamment grâce aux capacités d’organisation et au dévouement d’Ara Aharonian, un homme dévoué à son Église comme j’en connais peu.
Enfin, nous avons une dizaine d’écoles arméniennes, en France, dont trois ont été érigées grâce à l’énergie et la conscience éminente du vénéré Mgr. N. Zakarian. Le besoin a émergé au sein de l’école de Lyon d’avoir une sorte de manuel sur l’histoire de la géographie de l’Arménie, dans son contexte moyen-oriental. C’est la raison qui nous a amené à diriger un atlas de l’Arménie qui, en une vingtaine de cartes commentées, pose la base essentielle de la compréhension de la culture arménienne et de son développement. Nous travaillons actuellement à la 6ème édition de cet ouvrage. Jacques Hagopian, en concertation avec le directeur, X. Giroux, est en charge depuis des années du subtil équilibre consistant à faire de cette école un établissement d’excellence où la transmission de la culture arménienne est assurée et dynamique.
— «Les métamorphoses de Tigrane», que vous avez initié avec le musicien Alexandre Siranossian, est devenu pour moi un livre de chevet. Ces deux volumes renferment des choses rares et généralement inconnues — des sujets et des héros arméniens dans des opéras et pièces de théâtres européens du Moyen-Âge tardif. J’imagine qu’après avoir publié ce livre vous avez trouvé d’autres faits intéressants, n’est-ce pas ?
— Ce projet doit être replacé dans le contexte de l’anniversaire de l’imprimerie en lettres arméniennes (2011–2012) : ce petit peuple a été la dixième nation à publier un ouvrage avec son alphabet, après la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, mais sans État, sans administration, sans armée … en étant dominé de toute part! Il fallait poser des mots sur cette prouesse. J’ai donc demandé à trois chercheurs de rédiger un livre de 128 pages sur 3 sujets intéressants et originaux. Alexandre Siranossian était l’un d’eux. Une liste de 20 opéras à thèmes arméniens avait été publiée, en 2011. Il en connaissait une cinquantaine, il avait donc matière suffisante! C’était sans compter avec les progrès de la numérisation et les milliers de livrets à présent disponibles en ligne. Alexandre s’est révélé être un découvreur de textes qui a consulté des dizaines de milliers de pages et a réuni 640 œuvres liées à l’Arménie, une moisson inespérée! Puis il a fallu les classer et les analyser. C’est là que les problèmes ont commencé. Homme des notes et de musique, il n’a pas pu entièrement mettre en mots son trésor… j’ai donc glissé, en pleine écriture de ma thèse, progressivement dans ce projet et y ai consacré les centaines d’heures nécessaires à sa finalisation. Ce fut un ouvrage pharaonique qui a réuni des dizaines de personnes vivant dans toute l’Europe. Ces 500 pages en deux volumes ont, à la fois fait naître une nouvelle branche dans l’arbre déjà majestueux des études arméniennes et ont également complété ce que nous savions de l’univers mental des Européens de l’époque Moderne.
— Quelles publications avez-vous comme projets dans les « Sources d’Arménie » ?
— Oui, bien sûr, nous avons toujours une dizaine de projets en cours. Le plus abouti est une enquête sur les liens entre l’Arménie et l’Ourartou qui a nécessité deux années de travail et le texte est à présent achevé et suivi d’un corpus de 32 sources qui sont à la base de toute réflexion sur le sujet. J’espère qu’elle verra rapidement le jour ! Nous avons également un projet en développement sur l’art arménien avec le Prof. A. Navarra di Borgia, qui est très prometteur. Dans le même domaine de l’art, je travaille avec le chorégraphe Michel Hallet-Egayan sur un projet de capsules vidéo qui est vraiment fascinant. Le danseur qu’il est a su transformer mes textes un peu raides d’universitaire arcbouté sur l’exactitude du propos en une superbe déclamation poétique… Il a réuni autour de nous une série de spécialistes et j’ai hâte de voir le résultat lorsque le Covid-19 nous rendra un peu de liberté ! Pour citer un dernier axe de travail, depuis quelques années, de nouvelles monnaies antiques ont été découvertes et permettent de relire l’histoire des Artaxiades. C’est un projet immense auquel, avec Roy Arakelian, on s’attelle depuis des années : trois articles sont parus, ou sous presse, trois autres en cours de finalisation. Et le travail continue!
— Vous avez étudié, parmi d’autres sujets tout à fait intéressants, la présence des Arméniens en Europe occidentale dans l’antiquité. En quelle année tout cela commence-t-il et comment caractérisez-vous cette présence ?
— Tu vois, il faut tenir le difficile équilibre entre la recherche de haut niveau pour faire progresser les études arméniennes et la transmission au grand public de connaissances générales et solides. Cet équilibre est à la base des cours proposés au sein de la Chaire d’Arménologie. C’est encore ce double souci qui nous a amené, avec Roy Arakelian, à développer une application sur le patrimoine arménien hors d’Arménie : l’Armenian Traveller’s Guide. Nous avons débuté sur trois villes italiennes, Venise, Ravenne et Milan et une centaine de points d’intérêt… Et il y en a près de 10 000 pour la seule Europe !
De manière générale, il faut savoir que les Arméniens sont venus, en Occident (le monde latin, les royaumes germaniques, la chrétienté catholique, l’Europe des États, puis l’Union en pénible émergence) depuis quelque vingt siècles et leurs situations ont été très différentes ! Dans l’Antiquité, Rome a accueilli des princes d’Arménie pour parfaire leur éducation, puis dans l’Antiquité tardive les missionnaires arméniens parcouraient l’Europe pour y diffuser le christianisme dans ce qui était alors une terre de mission où plusieurs y sont devenus évêques. Au milieu du VIIe siècle, il y avait un monastère arménien dans la ville de Rome… J’ai évoqué le temps de Charlemagne. Puis vint les conquêtes seldjoukides, mongoles, timourides et autres qui amenèrent le déclin inexorable des sociétés chrétiennes de Moyen-Orient, malgré des temps de rémission comme l’époque des croisades. La domination ottomane a été une lente période de « digestion » des chrétiens avec la fin tragique que l’on sait. L’Europe a servi d’asile plus que de soutien et s’est largement servi du savoir-faire et des connaissances de ces chrétiens…
— Quel fait est le plus étonnant ce qui concerne les Arméniens en Europe ?
— Il y a tant de lieux époustouflants! À Paris, par exemple, allez au Panthéon, un des lieux de mémoire les plus importants du pays. Sous ses voûtes, les Grands Hommes de la nation reposent autour 4 statues des plus grands noms de la littérature française. Parmi celles-ci, en grandeur réelle Jean-Jacques Rousseau habillé en arménien… Sur la même place, il y a la Bibliothèque Saint-Geneviève, une des grandes bibliothèques de la capitale. Sur sa façade sont inscrits les noms des principaux savants de l’humanité. Or, au-dessus de la porte principale, sur le beau drapeau de la France vous pouvez lire le nom du savant et homme politique arménien du XIe siècle : Grégoire Magistros. Florence, capitale mondiale des Arts a pris, au moyen-âge, comme saint patron le soldat mort en martyr Miniato (arm. : Minas) et il n’y a pas de plus beau panorama sur cette merveilleuse ville que depuis le parvis du Monastère de San Miniato Al Monte. Dans cette église, au-dessus de l’autel il y a une mosaïque du XIIIe siècle où est écrit à côté de la figuration du saint « S. Miniatus Rex Erminie ». C’est deux exemples ne doivent rien aux Arméniens. Ils sont le reflet de la vision que les Européens ont eu, au fil des siècles, de l’Arménie et des Arméniens. Pour donner un dernier exemple, à Venise sur la Place San-Marco, place la plus visitée au monde, il y a sur les colonnes de la cathédrale San-Marco 31 graffiti arméniens (que j’ai édité, en 2017), laissés par les négociants qui sont autant de preuves discrètes de la relation entre la Sérénissime et ce peuple…
— Comment décririez-vous l’état des études arméniennes en France aujourd’hui ?
— La situation des études arméniennes est particulière dans le monde francophone. Les lieux d’enseignement et de recherche sont généralement intégrés à des universités publiques, à de rares exceptions près. C’est un grand avantage car leur pérennité n’est pas soumise à des financements privés, comme c’est généralement le cas en Amérique du Nord, mais la conséquence c’est qu’ils suivent le mouvement général des Sciences Humaines, qui n’est pas très bon. Pour l’enseignement de la langue arménienne, l’INALCO à Paris qui, sous la direction d’Anaïd Donabédian, a un réel dynamisme. Il y a des lieux d’enseignements de la langue et de la culture arménienne à Aix-Marseille, Montpellier III et à l’Institut Catholique de Paris en France et à Louvain et Genève dans l’espace francophone. À Lyon, comme indiqué, je suis comme le colibri, je fais ma part…
Yerevan-Lyon
Mai 2020