HERVÉ GEORGELIN
Ծանօթ խմբագրութեան — Մեր օգոստոսի թիւով անդրադարձած էինք ֆրանսացի պատմագէտ եւ թարգմանիչ Հերվէ Ժորժըլէնի խմբագրութեամբ լոյս տեսած Զաւէն Պիպէռեանի ինքնակենսագրական ֆրանսերէն գրքին։ Այս թիւով ընթերցողին կը ներկայացնենք գրքին ուշագրաւ ներածականը, որ խմբագիրը սիրով տրամադրեց «Հորիզոն գրական»ին։
Le texte que voici est un document exceptionnel portant sur l’histoire de la Turquie kemaliste de la fondation de la République à l’immédiat après-Seconde-Guerre mondiale. Il est écrit par un des plus stimulants écrivains arméniens de l’Istanbul républicaine dont la notoriété fut soigneusement étouffée par les notables arméniens de cette communauté qui désiraient continuer leur vie discrète dans les conditions politiques qui leur étaient faites. La présente édition a nécessité un travail certain notamment la saisie informatique de plus de huit cents feuillets manuscrits, l’harmonisation de l’orthographe et de la ponctuation, quelques corrections de langue, et surtout l’annotation du texte pour un lectorat francophone contemporain. Cette œuvre est relativement longue mais malheureusement fragmentaire. Elle a été rédigée entièrement en français, plusieurs années après la fin des évènements évoqués qui s’étalent des années précédant la naissance de l’auteur en 1921 à 1946, date à laquelle Zavèn Bibérian sort de prison et se pense à l’aube d’une grande carrière de journaliste en langue arménienne à Istanbul. La rédaction de cet ouvrage a eu lieu entre 1961 et 1981 comme tendent à l’attester quelques mentions dans le corps du texte lui-même.(2) La parution de cet ouvrage n’a pas pour but de dévoiler ou dénoncer aujourd’hui l’action d’individus parfois crûment nommés et critiqués par Bibérian. Très peu de gens se sentiront concernés, de toute façon. En revanche, cette fresque inachevée nous fixe une bonne fois pour toutes sur les conditions de survie des populations non musulmanes et non turques en Turquie républicaine pendant la Deuxième Guerre mondiale, alors que la neutralité officielle, fort habile, de la Turquie la mettait à l’abri de toute inter vention extérieure qui aurait pu la faire basculer dans un camp ou dans un autre. On peut aller jusqu’à dire que la Turquie républicaine fut prévenante envers le Reich nazi, jusqu’à la défaite de celui-ci à Stalingrad, commerçant avec elle librement, puis se rapprocha des Alliés dont la victoire devient au fur et à mesure du conflit plus certaine.(3)
Ce récit rétrospectif et autobiographique est construit de la perspective d’un jeune homme peu habile socialement, doté d’une grande sensibilité et d’une vigoureuse curiosité intellectuelle mais souvent dénué du moindre sens des situations sociales et n’anticipant jamais les relations de pouvoir. C’est une gaucherie sympathique mais sûrement rare et encombrante à ce degré. Tant ses qualités que ses défauts font de lui un paria au sein même de sa communauté arménienne, tétanisée, vraisemblablement jusqu’au jourd’hui, par l’annihilation du monde arménien ottoman qui réduit la population arménienne stambouliote à un isolat juste toléré par le nouvel État-nation turc, sans plus de lien avec les provinces intérieures du pays autrefois habitées par des centaines de milliers d’Arméniens.(4) Cet isolement-écrasement ne rend pas la population arménienne d’Istanbul particulièrement généreuse envers ses fortes têtes, parfois pourtant les plus talentueuses. Bibérian était bien une de ces fortes personnalités. Ce texte, pourtant inachevé, le démontre. L’engagement politique ultérieur de l’auteur, non évoqué dans ce texte, dans les rangs du Parti des Travailleurs de Turquie (Türkiye İşçi Partisi), en quête d’engagement et de responsabilités politiques publiques, dans les cadres institutionnels de l’État dont il était formellement citoyen, pendant les années 1960, lui a sûrement aliéné bien des personnes dans le cadre de sa communauté. Qu’avaient à faire l’élite encore à l’aise matériellement d’un groupe sous surveillance et juste toléré d’un conseiller municipal d’Istanbul, issu d’un parti d’inspiration marxiste et n’ayant pas sa langue dans sa poche?
Car Zavèn Bibérian est trop intéressé par l’histoire pour vivre dans le déni brumeux imposé par la République turque de ce qui a eu lieu à partir de 1915 à l’instigation des hommes politiques jeunes-turcs.(5) Mais Zavèn est aussi trop entier pour penser d’emblée que les principes formellement universalistes de la République de Turquie ne s’appliquent pas de facto aux non Turcs et encore moins aux non musulmans. Zavèn est un esprit trop influencé par la philosophie des Lumières et par le positivisme scientifique du XXe siècle, pour s’insérer dans le cadre social religieux des minoritaires, créé par le Traité de Lausanne de juillet 1923, dans lequel les non musulmans peuvent espérer être tolérés dans la République fondée par Mustafa Kemal Atatürk, sur des principes laïcs de plus en plus affirmés jusqu’au décès de celui-ci. Ces trois caractéristiques en font quelqu’un d’exceptionnel mais le mettent rapidement en porte-à-faux vis-à-vis du régime turc mais aussi de la vie figée des Arméniens stambouliotes relégués dans le cadre communautaire.
Le manuscrit de Bibérian est écrit entièrement en français. Son niveau de la langue est élevé même dans la justesse d’expressions familières. Bibérian était donc un auteur trilingue comme il en existe désormais peu, puisqu’il produisit une œuvre journalistique et littéraire en arménien, une œuvre de publiciste ainsi que de traducteur en turc et qu’il était donc mémorialiste en français également. Son style en français peut évoquer celui de ses contemporains d’Europe occidentale à la même époque, en particulier quand ceux-ci ont également exercé le métier de journaliste, de reporter ou se sont engagés dans la vie politique. Je songe à Joseph Kessel, à André Malraux et à Romain Gary, par exemple. L’existence d’un tel texte rédigé en français, alors que Zavèn Bibérian n’a jamais mis les pieds en France, peut étonner les jeunes lecteurs, tant le monde contemporain semble naturellement voué à la mise en réseau via la seule langue anglaise. Pourtant ce serait une grossière erreur d’imaginer qu’il en a toujours été ainsi. Ce serait une représentation particulièrement erronée dans le cas des anciens territoires ottomans, des Balkans à l’Égypte, même si cette dernière passe sous tutelle britannique en 1882. Le français avait une fonction pratique, dans les domaines politique et économique, mais aussi symbolique de premier plan dans cette zone géographique, sans que la France y exerce de pouvoir politique direct (les mandats français sur le Liban et la Syrie sont des exceptions de 1919 à 1946). Cette Belle-Époque francophone survit mal à la chute de l’Empire ottoman puis disparaît pratiquement après la Seconde Guerre mondiale. L’indépendance de la Syrie provoque le reflux massif de cette langue, la crise de Suez lui assène un coup fatal en Égypte, la guerre civile libanaise réduit sa place au pays du Cèdre. L’intégration de la Turquie à l’OTAN après la Seconde Guerre mondiale se manifeste concrètement par la présence de soldats américains sur le territoire turc. L’expérience de ce voisinage, la production culturelle populaire étasunienne, notamment dans les domaines du cinéma, de la musique et les menaces de la Guerre froide décuplent les avantages de l’apprentissage de l’anglais chez les élites de la Turquie contemporaine. De cette irruption de l’anglais, Zavèn Bibérian témoigne, sans état d’âme et même avec gourmandise, dans le présent ouvrage mais aussi dans son roman intitulé La traînée.(6)
Bibérian appartient sans doute à la dernière génération stambouliote qui bénéficie de la vigueur des institutions d’enseignement en français dont la présence est héritée de la période ottomane, alors qu’elles ont disparu dans l’intérieur de pays. En aucun cas — Bibérian s’en explique lui-même dans son texte — le français n’était pour lui une langue radicalement étrangère. Son apprentissage fut pourtant rude. Il est presque miraculeux que le jeune Zavèn n’ait pas complètement rejeté cette langue. Il est vrai que cette acquisition du français eut lieu dans un monde où la parole des maîtres n’était pas contestée par celle de la télévision ou celles de la Toile. Elle fut facilitée par la présence de cette langue dans les milieux levantins et chrétiens orientaux de l’ancienne capitale ottomane jusque dans les années 1950. Le français était alors vecteur d’émancipation intellectuelle. Il n’était pas l’apanage d’un microcosme catholique et conservateur mais, au contraire, ouvrait au monde et aux idées peu canoniques, tant pour le contexte turc que les cadres communautaires arméniens. La langue française concurrençait presque l’arménien dans la vie intérieure de Bibérian, selon l’auteur lui-même qui expose, par ailleurs, comment il sut mettre à profit son service «militaire» pour parfaire son orthographe arménienne, délaissée à cause de sa scolarité en français. Il est toutefois faux d’affirmer, comme on peut l’entendre, que Bibérian apprit l’arménien à l’armée. Le trilinguisme de haut niveau de Bibérian est souvent incompréhensible à l’aune de nos expériences contemporaines.
Fragiliser les non musulmans: la volonté de témoigner précisément
Une des parties essentielles de ce texte autobiographique, volumineux quoique fragmentaire, concerne le service «militaire» qu’effectue Zavèn Bibérian pendant la période du Second Conflit mondial. Le service effectué, fort long puisqu’il dura du 3 novembre 1941 au 24 mars 1945, n’était que formellement militaire, puisque les recrues non musulmanes n’avaient pas le droit de porter des armes et avaient été versées au service du Ministère des Travaux Publics (nafia). Cette appellation devint, par métonymie, la dénomination de cette période de la vie des conscrits en question. Il ne s’agissait pas que des classes d’âge normalement, régulièrement appelées sous les drapeaux, puisque l’État national turc prit soin de mobiliser vingt classes d’âge de non musulmans simultanément, dépeuplant ainsi Istanbul de sa population non musulmane masculine la plus active et affaiblissant ainsi considérablement les non musulmans demeurant sur place, à savoir les femmes, les enfants et les personnes âgées. Ceux-ci perdaient leur potentiel soutien économique et social le plus vigoureux. L’évocation de ces longs mois permet de mesurer la brutalisation de l’existence de ces hommes non musulmans pendant la durée d’un conflit auquel l’État turc ne participa pas, sinon quelques semaines, formellement, à partir du 23 février 1945, pour se ranger dans le camp des vainqueurs et pouvoir participer à la conférence de San Francisco, du 25 avril au 26 juin 1945 qui mettrait en place l’Organisation des Nations Unies, soit l’agencement politique du monde après 1945. Les mauvaises conditions de vie ou plutôt de survie physique étaient aggravées par l’angoisse du lendemain que réserverait l’État turc à ces recrues car — et Bibérian l’évoque ouvertement — l’élimination physique du groupe arménien résiduel, gênant encore l’accomplissement du projet national turc était une possibilité dont l’expérience avait été faite en 1915 et les années suivantes. À tout moment, il était envisageable que les messieurs, d’abord éloignés de leur domicile stambouliote, soient massacrés, ce qui aurait anéanti le groupe à court terme dans son ensemble. Cette perspective était rendue vraisemblable par les déchaînements meurtriers de l’Allemagne nazie qui s’inspirait elle-même de la politique exterminatrice de l’Empire ottoman sous le régime dictatorial jeune-turc, au pouvoir à partir de janvier 1913. Qui aurait trouvé à y redire tant que la neutralité de l’État turc importait plus que tout tant aux Alliés qu’à l’Allemagne nazie?
Rappelons incidemment que la France n’avait aucune influence sur les événements à cause de l’occupation et de la collaboration active du régime de Vichy. La Grande Bretagne et les États-Unis étaient soucieux de ne pas fournir à l’Allemagne une alliée déclarée. Il fallait ménager la Turquie, tant que le rapport de force demeurait incertain. Les mesures discriminatoires les plus flagrantes sont abolies à partir du moment où la victoire alliée ne fait plus de doute (débarquement allié en Afrique du nord de novembre 1942 et surtout revers nazi à Stalingrad, définitif au début de février 1943). Progressivement, les conférences internationales font pression sur la Turquie (celle de novembre 1943 au Caire, et en particulier, à la fin de novembre 1943, à Téhéran qui portait plus particulièrement sur les Balkans et la Méditerranée orientale) qui doit réviser sa neutralité bienveillante envers l’Allemagne nazie ainsi que les aspects les plus évidents de son autoritarisme intérieur.(7) Dans ce mouvement, l’impôt sur la fortune, varlık vergisi, levé en quelques semaines à la fin de 1942, dont le taux était établi en fonction de l’affiliation communautaire des contribuables (230% pour les Arméniens de Turquie, 180% pour les Juifs de Turquie, 160% pour les Grecs de Turquie, alors que les Turcs formellement sunnites, considérés seuls comme pleinement turcs, ne payaient qu’un impôt établi au taux de 5%) est aboli discrètement en mars 1944, ayant eu le temps de réduire la part de la bourgeoisie non musulmane dans la vie des affaires d’Istanbul à peu de choses, sans que jamais des réparations soient versées aux personnes spoliées après-guerre.(8) Les contribuables incapables de s’acquitter de telles sommes — quelques milliers de personnes — étaient envoyées dans la région d’Erzurum, à Aşkale, pour des travaux forcés, qui tuèrent certains d’entre eux. Bibérian évoque dans son texte ces déportés fiscaux à l’est de la Turquie contemporaine. La libération des conscrits non musulmans a lieu également fin 1944 voire début 1945, comme c’est le cas pour Zavèn lui-même.
Les années de conscription sont des années d’extrême inconfort, de saleté corporelle imposée, de malnutrition, de maladies (tuberculose, paludisme, etc.), tombant à point nommé pour affaiblir ou se débarrasser d’une population qu’on tolérait à peine. Mais également d’inquiétude voire de désespoir qui ravagent la santé mentale de certains. Il est vraisemblable — et Bibérian le reconnaît lui-même — que le narrateur approche souvent les limites de son propre équilibre psychique pendant son service puis après sa libération, notamment par excès d’enthousiasme et d’engagement politiques puis pendant son séjour en prison qui manifeste la volonté répressive renouvelée de l’État turc, une fois que celui-ci est sûr d’être rangé dans le camp des vainqueurs. Cette reprise en main met à mal les espoirs d’ouverture de l’immédiat après-guerre, alors que le fascisme venait d’être anéanti et que la démocratie et la paix semblaient devenir les vertus cardinales de l’ère qui s’ouvrait.
Élaborer l’expérience individuelle par l’écriture
En plus de l’aveu a posteriori de Bibérian quant à son voisinage avec certains troubles mentaux, le lecteur se rend bien compte que l’autobiographe passe par des moments d’extrême engouement, de volonté de contrôle, d’activité journalistique et politique puis par des phases d’abattement, de relative démission vis-à-vis des contingences matérielles de la vie, en particulier. Le lecteur du manuscrit peut aussi constater que ce sont dans ces dernières pages que les erreurs de langue se font plus nombreuses. Que traduisent-elles? Rétrospectivement on peut imaginer qu’elles s’expliquent par l’instabilité du temps raconté ou celle de la vie d’un homme marginalisé à la fin des années 1970, ou bien encore les deux à la fois. Ce témoignage introspectif, critique et autocritique est tout à fait touchant car fort rare, en particulier dans une société, une aire culturelle — je suis convaincu que si leurs contours et leurs modes de pérennité sont problématiques, celles-ci existent bien — où la vie psychique individuelle n’est pas mise en avant, pour le moins, où les faiblesses n’ont pas à être montrées et par conséquent sûrement pas problématisées. Le texte autobiographique de Bibérian illustre un cas rare d’individuation extrême dans un contexte culturel défavorable.
L’Éros est une autre dimension essentielle de la vie psychique de Bibérian et il est présent, avec pudeur et toutefois avec franchise, dans son texte autobiographique. Il apparaît que l’auteur a eu des relations intimes, sérieuses et suivies à Istanbul et à Plovdiv et qu’il n’était pas obsédé par la chasteté — la sienne, celle des hommes, n’est pas souhaitée dans le contexte social — mais qu’également il existait de jeunes femmes arméniennes de milieu «convenable» qui ne se sentaient pas astreintes à l’abstinence prénuptiale. C’est un témoignage précieux. Il n’est pas fait allusion à la prostitution initiatrice et les femmes approchées par Bibérian, discrètement désignées par une initiale A. ou H. ne sont pas assimilées à des prostituées non plus. Voilà qui peut ébranler des représentations par trop figées de la société arménienne stambouliote de la première moitié du XXe siècle. Pour certains, tant chez les hommes que les femmes, une certaine liberté de rapports était possible. L’autobiographe est même singulièrement à l’aise en la matière, en com paraison avec certains de ses personnages, comme Barèd dans le Crépuscule des fourmis, roman censé être autobio graphique(9).
Bibérian évoque aussi l’Éros qui ne le concerne pas. Pendant les longs mois de sa vie presque uniquement masculine, le thème de l’homosexualité est mentionné au moins trois fois: à propos d’un tellak dont les services seraient spécialisés dans la satisfaction de ce genre de désirs — Bibérian adopte en l’occurrence le ton de la farce —, à propos d’un ancien séminariste arménien de Jérusalem, rentré en Turquie en ayant renoncé aux ordres que Bibérian abhorre en tout, puis à propos d’un camarade conscrit pour qui Bibérian a des sentiments mêlés de sympathie et de mépris. Son dédain est suscité par ce qu’il perçoit de féminin ou de maternel chez ce camarade. L’auteur pour épris d’émancipation n’est pas exempt des préjugés de son temps envers tout phénomène.
Si Bibérian a eu une vie amoureuse apparemment riche et relativement libre, les femmes ont dans son récit une place assignée qui est rarement de tout premier plan. Lors de l’évocation de sa carrière journalistique, les «filles» sont les petites mains qui fabriquent le journal, saisissent les textes à la machine, en particulier. Elles ne sont pas auteurs d’articles de fond, par exemple. Bibérian ne fait mention qu’une unique fois d’une femme écrivain arménienne d’Istanbul qu’il prend soin de ne pas nommer toutefois, sans que le lecteur saisisse exactement pourquoi puisque les in nombrables journalistes, hommes de plume arméniens de valeurs diverses, le sont, eux, très précisément(10). Il n’y a pas de portrait de la mère de Bibérian dans cet ouvrage ni de sa sœur. Elles restent dans l’ombre. Le récit autobiographique ressort plus du genre du mémoire plutôt que du récit intimiste. On saisit juste que l’auteur ne veut pas que sa mère soit éprouvée par ses propres tribulations avec la justice turque. On perçoit aussi que les rapports avec la sœur se distendent. Il n’a pas grand-chose à lui dire, quand celle-ci vient le voir en prison. Difficile par conséquent de projeter naïvement la configuration familiale réelle sur le cadre domestique infernal de son chef d’œuvre romanesque, Le Crépuscule des fourmis. Bibérian est un fin observateur mais aussi un habile écrivain qui sait transposer ce que bon lui semble d’une situation vécue à une autre, littéraire, comme bon lui semble. Je remarque, en tout état de cause, le soin qu’il prend à ne pas établir de ponts trop directs entre son monde propre et celui des familles de ses trois romans – rarement des lieux de grande joie au demeurant. Cette pudeur peut étonner à notre époque où l’écriture du moi semble libérée de toute limite aucune. À rebours, le souci de Bibérian pour son père et pour les difficultés professionnelles et pécuniaires de celui-ci sont clairement perceptibles au lecteur. Le fait même qu’elles ne soient pas tues m’apparaît comme particulièrement courageux dans un contexte où force et puissance sont des valeurs sociales prépondérantes, tant dans le groupe titulaire de l’État-nation que chez les minoritaires.
Découvrir la prégnance de l’histoire tue ou niée en Turquie contemporaine
La grande majorité des Arméniens d’Istanbul étaient les descendants d’Arméniens de la Constantinople ottomane qui n’avaient pas été visés, pour la plupart, pendant les déportations génocidaires de 1915 et qui n’avaient pas jugé opportun ou simplement envisageable de quitter la capitale impériale avant l’arrivée des troupes nationalistes de Mustafa Kemal le 23 septembre 1923. Par conséquent, leur connaissance du pays en dehors d’Istanbul était très limitée voire le plus souvent nulle. S’il faut trouver une vertu au service «militaire» de Zavèn Bibérian, je dirais qu’il lui offrit l’occasion unique de découvrir la Turquie telle qu’elle existait une trentaine d’années après la fondation de l’État national. Pour faire de cette expérience traumatique quelque chose d’utile voire d’enrichissant, il fallait posséder des qualités d’observation et des capacités d’articulation de ces données éparses, saisies dans la brutalité du cours de la vie des conscrits et pour lesquelles personne n’offrait d’interprétation a priori. Or l’image précise que Bibérian acquiert lors de son long périple diffère sensiblement de la vulgate nationaliste unitaire du nouvel État mais aussi des préjugés nombrilistes des Arméniens d’Istanbul. En premier lieu, la Turquie n’est toujours pas que le pays des Turcs — il ne l’est toujours pas aujourd’hui, malgré tous les efforts d’homogénéisation culturelle déployés par le nouvel État. C’était encore plus vrai dans les années 1940. Bibérian découvre la population kurde, les populations issues des mouvements de population, le plus souvent contraints, dans les Balkans (des Slaves musulmans balkaniques installés en Turquie), des populations alévies mais aussi des descendants d’Arméniens islamisés et le plus souvent acculturés qui ont pu échapper aux destructions génocidaires de 1915 et des années suivantes. Il est particulièrement remarquable de voir Bibérian, ce jeune intellectuel stambouliote, prendre conscience de la permanence de l’histoire récente en ces lieux malgré les discours négateurs, aussitôt. Bibérian est ainsi un précurseur. C’est aujourd’hui un sujet connu de tous que des Arméniens islamisés, plus ou moins réellement, existent en Turquie intérieure grâce à l’action de l’hebdomadaire Agos, en langue turque surtout, fondé en avril 1996 à Istanbul notamment par Hrant Dink(11), et grâce à la parution notamment du livre de Fethiye Çetin, Anneannem en 2004, dans lequel l’avocate turque révèle que sa chère grand-mère, Seher, très âgée est en fait une rescapée arménienne de 1915, du nom de Héranouche, ce qu’on lui avait soigneusement caché(12). Elle se découvre alors également de la famille arménienne aux États-Unis, ce qui bouleverse bien des représentations de soi tant chez l’auteure que chez ses nouveaux cousins.
Cette question est restée longtemps taboue en Turquie. L’intérêt de l’État était de ne pas parler de ces convertis, preuves vivantes du crime de 1915. La bonne société arménienne d’Istanbul ne savait que faire de ces cousins turcophones ou dialectophones au mode de vie rural, le plus souvent, si différent et à l’histoire qu’elle n’avait ni envie ni les moyens d’assumer dans son ensemble. Il est admirable que Bibérian prenne acte de l’existence de ces kılıç artığı, ces restes de l’épée, mais qu’il essaie aussi, le cas échéant, de comprendre leur dialecte provincial arménien survivant(13). Cet effort montre des qualités de linguiste spontané mais également une absence de préventions peu communes. En effet, l’espace turc mais également l’ancien espace arménien ottoman sont très polarisés autour du centre urbain de Constantinople et la hiérarchie entre les êtres étaient dépendante de leur proximité ou de leur éloignement de la capitale impériale. Bibérian sait aussi s’émanciper de cette hiérarchisation socioculturelle héritée dans ses rapports aux gens. Cette capacité d’émancipation est remarquable.
L’ensemble de ce livre est impressionnant par le goût dont fait montre l’auteur pour la liberté, celle du groupe na tional dont il est issu mais pas uniquement, et pour son en vie de progrès individuel et collectif. Zavèn Bibérian était un esprit «intempestif», en quête radicale de dépassement de soi et des pesanteurs de la situation où il se trouvait vivre, c’est pour cette raison qu’il fut ostracisé mais aussi parce que son verbe nous le rend si présent et potentiellement si universel.
NOTES
1) L’expression se trouve dans cet ouvrage, au feuillet 826 du manuscrit. Il s’agit du commentaire laudatif et apparemment étonné des services de Sécurité de la République de Turquie à propos de Zavèn Bibérian.
2) Par exemple, à la page 167 du manuscrit: «Alors qu’il y a trente ans, plus de la moitié de la population d’Istanbul (en tout 600 000 âmes) était composée de Grecs, d’Arméniens, de Juifs et d’étrangers.», d’où la date de rédaction que l’on peut en induire: 1972. Les différents passages sont indiqués dans le corps du texte.
3) Pour un exposé précautionneux de l’histoire de la Turquie, on se réfèrera à l’ouvrage de Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie de l’Empire à nos jours, Tallandier, Paris, 2013.
4) Pour l’écrasement comme mode existentiel résiduel pour les survivants et leurs héritiers à Istanbul, on doit se rapporter à Talin Suciyan, The Armenians in Modern Turkey: Post-Genocide Society, Politics and History, Londres, I.B. Tauris, 2016.
5) L’ouvrage auquel on doit se reporter en français sur l’anéantissement du monde arménien ottoman est celui de Raymond Kévorkian, Le Génocide des Arméniens, Odile Jacob, Paris, 2006.
6) J’ai proposé une traduction en français de ce roman: Zavèn Bibérian, La traînée, traduit de l’arménien occidental en français, Mētis Presses, Genève, 2015.
7) L’appartenance, du moins d’un point de vue fasciste européen, de la nouvelle Turquie républicaine à la mouvance fascisante, était une évidence. Elle est amplement développée dans la presse allemande nationaliste puis nazie comme le montre le livre de Stefan Ihrig, Atatürk in the Nazi Imagination, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge et Londres, 2014.
8) À propos du varlık vergisi, on se référera à la traduction en anglais du livre écrit par Faik Ökte, responsable des services fiscaux d’Istanbul pendant les années de guerre: The Tragedy of the Turkish Capital Tax, Croom Hel, Londres, 1987.
9) J’ai proposé une traduction en français de ce roman: Zaven Bibérian, Le Crépuscule des fourmis, traduit de l’arménien occidental en français, MētisPresses, Genève, 2012.
10) Je présume qu’il s’agit de Hayganouch Mark (1883-1966). À propos de cette femme de lettres, on doit se rapporter au précieux livre de Lerna Ekmekçioğlu, Recovering Armenia: The Limits of Belonging in Post-Genocide Turkey, Stanford University Press, Stanford, 2016.
11) Ce journaliste a été assassiné en janvier 2007. Chantre de la cohabitation de toutes les populations de Turquie sur un même territoire, au point parfois d’être mal compris par la diaspora arménienne d’Occident, il était encore trop arménien pour les nationalistes turcs qui l’ont réduit au silence. La possible implication des autori tés turques qui n’ont pas protégé cette personne ouvertement me nacée mais qui l’ont au contraire inquiété à plusieurs reprises sous toutes sortes de prétextes, a déclenché de fortes réactions dans cer tains segments de l’opinion publique de Turquie, bien au-delà des cercles arméniens. Pour se familiariser avec ses options politiques, on se réfèrera à son ouvrage: Deux peuples proches, deux voisins lointains, Actes Sud, Arles, 2009.
12) La traduction française du livre a paru aux Éditions Parenthèses de Marseille, sous le titre «Le livre de ma grand-mère», en 2013.
13) À ce propos, on peut se rapporter à l’ouvrage de Laurence Ritter et Max Sivaslian, Les restes de l’épée — Les Arméniens cachés et islamisés de Turquie, Thaddée, Marseille, 2012.